Traitement du genre dans « Provenance » d’Ann Leckie : une subtilité en retrait ?

Je suis actuellement en train de lire Provenance d’Ann Leckie, et bien que je prenne plaisir à explorer cet univers lié au cycle du Radch, j’y retrouve une forme de déception, discrète mais persistante, sur un point particulier : le traitement du genre.

Dans Le Cycle du Radch, l’emploi du féminin pour tous les personnages n’est pas un choix esthétique gratuit. Il est directement issu d’une construction culturelle cohérente. La société Radchaï ne reconnaît plus le genre comme un critère social ou identitaire pertinent. La reproduction est médicalement assistée, la parentalité déconnectée du sexe biologique, et surtout, la narratrice est une intelligence artificielle : elle ne perçoit pas le genre, et cela se répercute logiquement dans son langage. C’est subtil, c’est déstabilisant, mais surtout : c’est narrativement justifié.

Dans Provenance, en revanche, le traitement du genre m’apparaît plus flou, voire artificiel. Certains personnages sont désignés par des pronoms neutres ou non genrés, tandis que d’autres ne le sont pas, sans que l’univers du roman ne donne d’explication claire à cette dissociation. Cette manière d’écrire semble davantage relever d’un choix de forme externe au récit que d’une conséquence logique de la culture décrite. Autrement dit : le geste dérange, mais il ne s’ancre pas.

Là où Le Cycle du Radch proposait une véritable réflexion sur la place du genre dans une société post-biologique, Provenance se contente d’en effleurer la surface, de manière moins organique. Il ne s’agit pas de critiquer l’inclusivité linguistique en soi, mais de pointer l’écart entre le choix formel et la justification narrative. Lorsque le monde d’un roman ne porte pas en lui la cohérence de ses termes, la suspension d’incrédulité s’effrite.

Et c’est sans doute ce que je ressens en lisant Provenance : une ambition toujours présente, mais un ancrage moins profond. Le traitement du genre, qui était une force tranquille et révolutionnaire dans le cycle du Radch, semble ici plus plaqué, moins assumé, ou du moins moins incarné par le monde décrit.

Reste un roman intelligent, fluide, plaisant. Mais la puissance subversive du regard de Leckie, elle, semble s’être un peu dissipée.

Cette analyse ne remet en cause ni l’usage des pronoms neutres, ni l’intérêt des pratiques inclusives dans la fiction. Au contraire. Mais je crois que pour qu’un choix linguistique ait un vrai poids narratif, il doit émerger du monde qu’il sert à décrire. Ce que j’interroge ici, ce n’est pas la légitimité du neutre, c’est sa cohérence dans un univers donné.


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