L’autel noir en lévitation approcha. La silhouette de l’Empereur. Mort. Les chants gagnèrent en intensité, répercutés par la grande coupole. L’oraison inonda la chapelle. Mes battements s’accélérèrent. L’odeur âcre de l’encens me prit à la gorge. Me piqua les yeux.
Je jouai des coudes. Mes frères et sœurs râlèrent, grognèrent, et me bousculèrent.
Mais je n’avais pas l’intention de rater un moment de cette importance. Je poussai plus loin. Rencontrai de la résistance. Profitant de ma large carrure, je me dégageai un chemin. Plus qu’une silhouette en robe devant moi. Je l’écartai et arrivai au premier rang.
Mon souffle se suspendit. Le corps passa sous mes yeux. Son auguste visage recouvert d’un linceul. L’autel stoppa son avancée quelques mètres plus loin. Juste devant le Primat.
Ma respiration reprit. Saccadée.
Il ne m’avait pas vu. N’avait pas remarqué la cohue que j’avais provoquée. Ça m’éviterait le bâton.
Il sortit Le Livre de ses robes. Le silence retomba d’un seul coup. Les têtes s’inclinèrent. La mienne aussi — mais mes yeux, eux, restèrent ouverts. Je voulais tout voir.
Le Primat souleva le drap. Révéla le visage du souverain. Ses traits. Jeune. D’une sérénité divine.
Il posa Le Livre sur l’autel, au-dessus de la tête du monarque.
Il pulsa. Se contracta. Frémit.
La voix du Primat s’éleva seule. Des vibrations claires. Harmonieuses.
Mon cœur martelait ma poitrine.
Les vaisseaux à la surface du Livre s’illuminèrent. Une fragrance épaisse embauma l’air, mélange de résine brûlée, de cuivre chauffé et de moelle rance. Il buvait sa mémoire. Chaque pulsation effaçait un peu plus l’homme, un peu plus le passé.
Mon ventre gargouilla. J’étais seul dans ma cellule. Je sortis le pain que j’avais subtilisé dans les cuisines plus tôt dans la journée et mordis dedans. Un goût fade, un peu acide. J’aurais besoin de force pour la suite. Sortir de ma cellule. Braver le couvre-feu. Remonter les dortoirs. Sortir par le sanctuaire. Traverser les jardins pour m’introduire dans la bibliothèque.
Je décollai une latte de bois du parquet. Un grincement sinistre. Je glissai ma main dans l’ouverture. Tâtonnai. Récupérai l’émetteur.
Ceux qui avaient été capables de contacter un disciple et de faire passer en douce un outil de communication avec l’extérieur devaient être très puissants. Largement assez pour mettre leurs menaces à exécution.
La tête de ma sœur, Vaelira. C’est ce qu’ils m’avaient promis si j’échouais. Un frisson me parcourut.
Son visage s’imposa. L’astroport. Les larmes dans ses yeux, et cette voix étranglée : « Reste. »
Je m’étais détourné. À quatorze ans, on croit qu’on peut fuir la faute — la mort de notre ami, Draevan. — en changeant de planète. Un goût amer me remonta dans la gorge.
Et j’avais rejoint l’Ordre. Une autre erreur ? Un simple ajout à une longue liste. Mes doigts se contractèrent sur le tissu rêche de mes robes. À quoi ressemblait Vaelira après ces dix années ?
Vaelira m’avait un jour dit que tout ce qui comptait dans un empire, c’était ce qu’on choisissait de ne pas voir. Je commençai à la comprendre.
Le voyant s’alluma sur le transmetteur. Mon cœur rata un battement. C’était l’heure.
Je remontai le secteur des disciples, lampe à la main. Mes sandales ne faisaient aucun bruit sur les dalles de marbre.
À travers la porte du gros Bolys, des ronflements lourds. J’esquissai un sourire en me demandant comment il allait survivre au jeûne de quelques jours.
Je contournai les dortoirs des initiés. Je débouchai dans le sanctuaire vide. L’odeur de l’encens persistante me chatouilla les narines.
Je m’accroupis derrière la porte et attendis le deuxième signal. Lampe éteinte. Cœur qui cognait. Bouche pâteuse.
De l’autre côté. Des cris. Des bruits de pas précipités. J’entrouvris le lourd battant. Des gardes couraient. Les plaques de leurs armures s’entrechoquaient à chaque pas. Les serres en flammes. Mon regard s’orienta dans la direction opposée. La bibliothèque. La voie était dégagée. Ils étaient tous occupés à combattre le feu.
Baissé, je me ruai vers le bâtiment.
— Qui va là ?
Mon souffle se bloqua. Un gardien. Je ne l’avais pas vu. Merde ! Le claquement de ses bottes contre le pavé. Il se rapprochait.
Mes yeux cherchèrent un abri. Rien en vue. Je m’éloignai à l’affût.
Le cône lumineux de la torche du garde balaya la zone. Me frôla. Mon cœur martelait mes côtes à m’en faire mal. Il ne m’avait pas vu. Pas encore.
Dans la lumière, je vis des haies à hauteur de taille. Bondis dans leur direction. Le martèlement des bottes. Toujours plus proche. J’y étais presque.
— Il y a quelqu’un ?
Le rayon repassa. Je me jetai à plat ventre derrière les buissons. Tout juste. La lumière me rasa.
Et si tout s’arrêtait là ? Si je tombais avant même d’avoir touché le Livre ?
Le claquement des talons renforcés s’approcha. Tout près. Il s’arrêta.
Mon cœur tambourinait mes tympans.
Il soupira. Reprit sa marche.
J’attendis encore quelques secondes. M’élançai vers la bibliothèque. La porte céda sous ma poussée. J’allumai ma lampe.
Des rangées de Livres à perte de vue. Le sol de marbre. Immaculé.
Je sinuai entre les allées. Pas le temps de savoir à qui ils appartenaient : des généraux, des espions, des rebelles… Peu importait.
J’atteignis le centre du dédale. Là, un escalier en colimaçon. Je le dévalai. Sept étages à descendre. Le souffle court.
Une vaste pièce ovale. Des pupitres sur lesquels reposaient des Livres. Ceux des Empereurs.
Mes pas me menèrent vers le plus récent. Le dernier Empereur.
La couverture pulsait. J’approchai mes doigts. Fébriles. Moites.
Je m’apprêtai à bafouer dix ans d’enseignement. Dix ans de ma vie. Le savoir des Livres n’était pas fait pour un simple disciple. Il était destiné à l’Empereur actuel.
Une inspiration. Complète. Une expiration. Mes doigts se posèrent sur la couverture. Chaude. Humide. Les vaisseaux s’illuminèrent. Les pulsations du Livre s’accélérèrent. Une peau vivante. L’impression que le Livre me reconnaissait déjà.
Il se contracta, comme un muscle. S’ouvrit. Les pages se déployèrent sous mes yeux. De fines membranes translucides, sillonnées de capillaires.
Je remontai le fil du temps. Sans savoir où chercher. Mais peut-être que ce que je cherchai avait pris racine bien avant.
Le précédent Empereur était-il bien mort suite aux complications d’une maladie congénitale ?
Je posai la main à plat sur une page. Le Livre vibra sous mes doigts.
Et l’Empereur me dévora.
Tes joies. Tes peurs. Tes peines.
Tu ne savais plus où tu finissais. Où il commençait.
Tu étais là. Ton fils n’en faisait qu’à sa tête. Un arrogant. Un sot. Une combinaison toxique pour un Empereur. Tu doutais de sa capacité à reprendre les rênes de l’Empire. Mais c’était ton seul descendant.
Tu t’étais donc rendu aux bains. Tes concubines sauraient soulager ton esprit. Isharëa. Ta favorite. Sa silhouette se détacha dans la vapeur.
Sa peau pâle semblait luire. Chaque goutte d’eau glissait sur ses courbes. Ses cheveux, plus clairs que l’or habituel des femmes de la cour, relevés en un chignon lâche.
Elle te fixa un instant.
Je m’arrachai au souvenir. Tremblant. Le souffle court. Épuisé.
Combien de pages encore ? Combien de profanations ?
J’effleurai la page suivante du bout des doigts.
Tu avais congédié tes concubines. Seul restait Isharëa.
Et si je cessai de lutter ? Et si je le laissais parler à travers moi ?
De l’encens brûlait. L’odeur était moins âcre que dans mes souvenirs. Plus épicée. Un peu sucrée.
Tes perceptions troubles. Différentes des miennes.
Ton regard s’attardait sur sa silhouette. Elle était immergée dans l’eau chaude, jusqu’à mi-cuisse. Ses longs cheveux mouillés collant à son dos. Ses gestes étaient lents. Paresseux. Elle passa une main sur ta nuque. Un frisson te parcourut. Un sourire discret sur ses lèvres.
Elle étendit le bras. Tu ne voyais pas ce qu’elle faisait. Tu basculas la tête en arrière. Fermas les yeux. Des remous dans l’eau. Elle quittait les bains. Tes mâchoires se serrèrent. La mélancolie te gagna.
Ta voix grave, autoritaire, résonna sous les voûtes.
— Reste.
Un rire cristallin. Le sien. Ton cœur chanta.
— Je ne vais nulle part, Majesté. J’ai un présent pour vous… si vous consentez à le recevoir.
Tes lèvres dessinèrent un sourire. Mais tu ne tournas pas la tête.
Elle revint à tes côtés. Tu sentis son parfum. Chaud, épais, presque lacté. Miel crémeux, vanille verte, ambre.
Tu ouvris un œil. Son rire. Ses doigts se posèrent sur ton torse.
— Un instant encore, Majesté, je vous en prie.
Tu fermas les paupières.
Une senteur acide et sucrée à la fois. Quelque chose d’animal et de végétal. Des vapeurs chaudes, entêtantes.
Tes muscles se détendirent. Tu ne baignais plus dans l’eau. Tu flottais dans l’air.
La voix d’Isharëa lointaine et pourtant si proche.
— Je crois que ça commence à faire effet, Votre Majesté.
Tu ouvris les yeux. Isharëa était devenue une apparition. Les reflets de l’eau sur sa peau évoquaient les ondulations d’un lac sous un clair de lune. Des motifs fluctuants, dansant au gré de ta respiration. Ses cheveux tissés de fils de lumière. Éthérés. Ses mouvements. Une danse gracieuse. Ses yeux remodelaient le monde sous des couleurs invisibles.
Elle t’observait. Pas comme un homme. Ni comme un Empereur. Mais comme un être dont l’âme avait été mise à nu.
Isharëa était nécessaire. Absolue.
— Il s’agit d’une plante de chez moi, Votre Majesté.
Les mots ne formaient plus que des nuages. Rien ne tenait ensemble.
— D’où venez-vous ?
— D’une petite planète, Votre Majesté, vous n’en avez probablement pas entendu parler.
— Comment s’appelle cette plante ?
— Nyxéris.
Nyxéris. Une fleur de ma planète d’origine. Je n’avais pas reconnu son parfum. Pas au travers des perceptions de l’Empereur.
Puis la mémoire revint. Tranchante.
Le piquant des feuilles chatouillant mon palais. Nos éclats de rires.
Un feu. Une vasque en cuivre. Les doigts de Draevan qui glissent sur le bord, déjà moites. Un rire. Puis… rien.
Juste son corps. Étendu. L’œil vitreux, le souffle absent, la gorge intacte.
Pas de sang. Pas d’explication.
Nous avions essayé de faire croire à une chute. Mais le corps avait été récupéré.
Ils avaient cherché. Sang, organes. Rien. Pas une molécule. Pas un poison. La Nyxéris se volatilisait avant de trahir sa présence.
Vaelira le savait. Moi aussi.
Notre planète d’origine. Insignifiante. La seule où poussait la Nyxéris.
Mon ventre se tordit. La nausée me prit à la gorge. Mon estomac se souleva. Le parfum d’Isharëa m’écoeurait. Elle ne ressemblait pas vraiment à Vaelira. Mais comment en être sûr. Dix ans s’étaient écoulés. Les souvenirs de l’Empereur étaient déformés.
Je déglutis. Un vertige me saisit. Je me cramponnai au pupitre.
Un bruit. Très lointain. Peut-être une porte qu’on referme. Peut-être un souffle dans la pierre. Je restai immobile. Rien ne vient. Rien, pour l’instant.
Je tendis la main vers les pages translucides.
Le contact fut tiède. Humide. Mon souffle se coupa.
Une odeur me monta au nez. Pas l’encens, non. Un parfum plus ancien.
Vaelira. Ou Isharëa. Je ne savais plus.
Je fermai les yeux. Le Livre pulsa sous mes doigts.
Je lus les souvenirs. Mes souvenirs. Les uns après les autres. L’esprit battu par les images.
Ses pensées devenaient les miennes. Ou peut-être l’avaient-elles toujours été. J’ignorais si c’était sa mémoire ou déjà la mienne.
Tu vécus des conseils de guerre. Des disputes — parfois violentes — avec ton fils.
Des mots qui claquaient comme des lames. Des silences plus acérés encore.
Tu t’obstinais. Il exigeait. Deux visions de l’Empire. Inconciliables.
Des moments partagés avec Isharëa. Trop, peut-être.
Toujours, la Nyxéris. Un parfum qui refuse de s’évaporer.
Tu étais dans ta chambre. Allongé sur ton lit. À tes côtés, Isharëa préparait la Nyxéris. Tu regardas par la fenêtre. Les jardins impériaux. Paisibles.
— Cette fois-ci, les vapeurs seront plus fortes, Votre Majesté, ne soyez pas surpris.
Tu esquissas un sourire, te tournas vers elle. Ses lèvres rencontrèrent les tiennes.
Tu reculas un instant, la contemplas. Ses yeux. Des prismes reflétant l’univers. Des mondes entiers pouvaient s’y noyer.
Une odeur métallique. Légère. Une ombre au creux de sa joue. Ton esprit voulait y croire. Ton corps hésitait.
Tu aurais aimé entendre son rire.
Il me manquait.
Quand Vaelira riait, les autres se taisaient. Même Draevan. Moi, je ne disais rien. Je l’écoutais.
Des volutes de vapeurs vinrent te chatouiller les narines. Tu tournas la tête vers leur origine.
Un reflet cuivré. Comme une flamme sur le bord de la vision.
Tu souhaitas ramener ton regard vers elle. Difficile. Impossible même. Ta tête était lourde.
Le souffle chaud d’Isharëa. Sa voix à ton oreille :
— Pardonnez-moi, Votre Majesté.
Tu clignas des yeux. Le monde avait perdu ses bords.
J’étais encore là, mais de moins en moins moi.
Tu voulus croiser son regard une dernière fois.
Mais elle ne me regardait plus.
Isharëa s’éloignait. Silhouette inaccessible.
Des voix étouffées. Isharëa. Sèche. Ton haché.
Et celle de ton fils. Froide. Tranchante.
— Merci, Isharëa. Je m’en occupe maintenant.
Elle recula sans un mot. Laissa la pièce au silence. Et à lui.
Le lien se rompit. Brusque. Je tremblai de tout mon corps. Mes jambes trop faibles. Elles se dérobèrent sous mon poids. Je m’écroulai.
J’avais vu la fin d’un règne. Et peut-être la mienne.
Le transmetteur émit un grésillement.
Une concubine mêlée à un complot. Quelle chance avait-elle, dans un empire comme celui-là ?
Si je parlais, Vaelira serait exécutée pour trahison.
Si je ne répondais pas, Vaelira serait tuée pour mon échec.
Elle avait toujours ce geste. Passer l’ongle sur ses lèvres quand elle doutait. Comme si elle goûtait ses pensées avant de parler.
Je l’imaginais, là-bas, l’index figé contre sa bouche. À m’attendre.
Nous étions les seuls à connaître la vérité.
Mais était-ce vraiment la même vérité ?
Et si elle avait menti ? À moi. À elle-même.
Et si j’étais le dernier maillon d’une chaîne brisée depuis longtemps ?
Je saisis l’émetteur et transmis : « Aucune autre cause que la maladie n’a été détectée ».
Aucune réponse.
Je répétai : « L’Empereur n’a pas été assassiné ».
Silence.
J’ouvris la bouche. Pour quoi dire ? “Reste”… Le mot me traversa sans bruit.
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