Deux scènes statiques.
Un banc, une table.
Deux fois, quelqu’un parle. L’autre ne répond pas.
Rien ne bouge, mais tout tremble.
Ici, la violence est à l’état pur : sans cri, sans gifle, juste le silence comme lame.
Ces fragments sont nés d’un exercice : écrire la tension sans éclat, la douleur sans mouvement.
Ils se lisent à la suite. Chaque fois un peu plus près du bord.
Servie froide
Je porte le verre de vin à mes lèvres. Un sourire. Complice. Ses yeux pétillent. Je sens son mollet contre le mien. D’un mouvement, je quitte une chaussure. Glisse mon pied contre sa jambe. Son sourire s’élargit. Sa main se rapproche de la mienne.
Le serveur pose les desserts. Il se racle la gorge. Sa jambe disparaît. Ma chaussure revient. Le serveur s’éloigne.
Je cherche son contact sous la table. Me tortilles. Ses jambes sont inaccessibles.
— Qu’est-ce que tu fiches à remuer comme ça ?
Il ne me regarde pas. Le ton est neutre.
Un glaçon le long de mon échine. Je frissonne.
— Rien.
Je creuse une tranchée dans la mousse au chocolat.
— Tu l’as regardé ?
Je me fige. Une bouchée à mi-chemin.
— Qui ?
— Tu sais très bien.
Je secoue la tête et repose ma cuillère. Lui n’a pas encore touché à son dessert.
— Le serveur. C’est ton genre, non ?
Il a parlé fort. Les clients à côté de nous se retournent. Je me pétrifie. Un nœud. Serré. Dense. Dans mon ventre.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Oh si, tu vois très bien !
Son poing retombe sur la table. Lourd. Un coup de marteau. Une sentence.
Les gens pivotent sur nous. Clients comme serveurs.
Un sourire sans joie. Il repousse l’assiette.
— Je n’ai plus faim. Lève-toi. On part.
Il ne bouge pas. Moi non plus.
Des regards de biais. Une serveuse qui hausse les sourcils. Un client qui rit, les yeux ailleurs. Des murmures autour de nous. Comme un froissement. Deux feuilles de verre l’une contre l’autre.
— Tu m’écoute ? On y va.
J’ouvre la bouche pour parler. Aucun son ne sort.
— Être assis en face de toi…Tu me dégoûte.
La nausée monte. Irrépressible. L’envie de rendre tout ce que nous avons cru être.
— Non, mais sérieusement, regarde-toi.
Je déglutis. Regard fixe sur mon assiette. Mes doigts tremblent. Effleurent le piquant d’une fourchette.
Puis fort. Très fort. Pour que tout le monde entende.
— Toujours à faire ton numéro, hein ?
Le silence. Pas un bruit. Pas un mouvement.
Puis un rire d’enfant. Un babillage. Tranchant comme une gifle.
Il se lève. Sa chaise grince. Racle le sol.
Je n’ose pas lever les yeux.
Il se porte à ma hauteur. Un soupir.
— Faut croire que t’as ça dans le sang.
Une pause. Pesante.
Je m’enfonce dans mon piège. Mon échine ploie. Se courbe.
— Je me demande combien de fois.
Mes yeux restent rivés sur la table. Pas lui. Pas les autres. Rien.
— Non, il ne vaut mieux pas que je sache.
Mon pouce cherche le bord de la table. Vient gratter l’angle. Saillant. Trop émoussé. Pas assez pour me sauver. Ni pour m’achever.
Interférences
Mug vide à la main, mes pas me menèrent dans la salle de pause. Les filles étaient déjà assises avec une tasse fumante entre les doigts. Elles avaient toutes le sourire aux lèvres. Moi aussi.
Juste un peu déçue qu’elles ne m’aient pas attendue.
Elles regardèrent dans ma direction et pouffèrent de rire.
— Oh ! Salut Claire.
Les autres explosèrent. Hilare.
— Vous me faites une petite place ?
Mathilde et Coralie se poussèrent un peu pour me permettre de m’asseoir.
Les fous rires ne s’apaisèrent pas, bien au contraire.
Une petite larme coula sur la joue de Mathilde. Coralie était écarlate.
Mes doigts tapotèrent ma tasse. Toujours vide. Le café ne me faisait plus envie.
— Qu’est-ce qui vous fait autant rire ?
Mathilde haleta. Sécha ses larmes et réussit à articuler.
— Non, c’est rien. T’inquiètes.
— Bah, pourquoi vous ne partagez pas ?
Elle repartit dans un éclat. Moi pas. Un nœud se forma dans mon ventre.
Antoine passa devant nous et dit :
— Ça va votre projet de séminaire ?
Les rires s’arrêtèrent net. Un silence un peu trop long. Raclement de gorge. Regard de biais.
On en avait parlé ensemble, la semaine dernière, en tête à tête. Ici même. C’est moi qui avait eu cette idée de séminaire.
Mes ongles grattèrent la tasse. Comme pour en enlever la peinture.
— Quel projet ? demandais-je.
Elles se figèrent. Puis, Mathilde remonta son col. Coralie posa sa tasse. Trop fort.
— Tu sais le projet de Mathilde et Coralie. C’est une super idée ce séminaire !
Coralie pinça les lèvres. Une tentative de sourire. Ratée. Antoine reprit son chemin.
Ma gorge piqua. Je déglutis.
Les regards des deux filles se recroisèrent. Un sourire de chacune et c’était reparti. Un rire faux.
Je me levai. Aucune ne me retint. Aucune ne me parla. Pas un mot.
Moi j’aurais voulu leur balancer une tasse bouillante au visage. Ou m’y noyer.
Dans le même souffle suspendu, tu pourrais aimer lire Juste là.
Si ce texte t’a remué, découvre À Travers Tes Yeux.
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